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Banni à l’Est

 

Les bébés naissent en sachant pleurer, mais ignorent le rire. Une fois au monde, ils prennent rapidement l’habitude de rire. Il en est ainsi maintenant comme à l’époque où la terre était plate. Peut-être chacun de ces faits (l’équipement instinctif pour le chagrin, l’acceptation rapide du plaisir) en dit-il beaucoup sur l’école de la vie.

L’homme fortuné, assurément, en entendant hurler et se lamenter son nouveau-né, s’exclama en soi-même :

— Il ne tardera pas à changer de ton.

Et il songea à toutes les bonnes choses qui allaient immédiatement se trouver sur la route de l’enfant.

Elles se trouvèrent effectivement sur sa route. Il était dans une demeure où il était servi par des dizaines de domestiques. Enfant, il avait une grande salle tout entière pour loger ses jouets et ses jeux. En grandissant, il eut tout un appartement à sa disposition. S’il voulait quelque chose, on allait le lui chercher sur-le-champ. A l’approche de l'âge adulte, des chevaux blancs l’attendaient dans l’écurie et, tout près, des chiens blancs et des faucons aux clochettes en argent. S’il avait faim d’un plat, d’un vin ou d’un fruit particulier, on le lui cherchait et le lui apportait. Pour assouvir d’autres faims, dans la nuit se glissaient jusqu’à lui de belles femmes à la chevelure parfumée au bois de cèdre. Son éducation n’était pas moindre que celle d’un prince.

L’homme fortuné n’était pas souvent chez lui. Mais, tandis qu’il allait et venait à ses affaires, il jetait un coup d’œil à son fils qui grandissait, dont le nom était Djyresh, et se disait :

— Eh bien, je lui ai donné le meilleur de chaque chose.

Et le père s’imaginait que son fils l’aimait pour cela et se montrait reconnaissant. En quoi il se trompait. Car le jeune homme, qui ne manquait de rien, commençait à avoir une indéfinissable expression d’affliction, comme s’il existait autre chose qu’il ne pouvait identifier et que l’on ne lui accordait point. Il devint ainsi rancunier et indolent, créature pleine de déception. Ses manières étaient nerveuses, il ne pouvait rester en place. Il sentait l’oiseau magique, le désir réel et inconnu de toute sa vie, s’enfuir continuellement devant lui. Dans ses efforts pour le capturer, il donnait des soupers extravagants, dont il lui fallait parfois deux jours pour se remettre, ou bien il achetait des bibliothèques entières avec lesquelles il restait enfermé deux ou trois semaines. Il pariait aux courses de chars et de chevaux, jouait aux dés et ne gagnait jamais. Il allait chasser des animaux inexistants et restait absent un mois ou davantage. A deux ou trois reprises, il s’amouracha de la femme d’un autre homme qu’il séduisit ou par qui il se laissa séduire, puis il se lassa de ce genre de joies et tomba alors amoureux de femmes de la sorte la plus basse et la plus cruelle, qui lui prirent beaucoup d’argent, comme le faisaient ses autres compagnons bas et cruels, qu’il invitait à sa table ou avec qui il jouait, habiles chasseurs et marchands.

Un après-midi, le père de Djyresh fit mander le jeune homme.

— Mon fils, dit le père, je me suis intéressé à tes affaires et je ne suis pas très satisfait. As-tu quoi que ce soit à déclarer sur ce sujet.

A ces mots, Djyresh se contenta de lui jeter un regard effronté et ne put retenir un bâillement derrière un gant de soie pâle.

L’homme fortuné se renfrogna. Il reprit :

— Il est évident que tu as dissipé la fortune de cette maison et as entamé des richesses que trois générations ont accumulées. Il faut que tu comprennes que, bien que tu puisses dépenser sans compter, pas un sou ne t’appartient avant ma mort. Événement que, j’espère, tu n’attends pas avec impatience.

Djyresh baissa les yeux. Son père prit son expression pour une marque de honte... ce qui était exact, puisque le jeune homme était effectivement embarrassé de n’éprouver qu’indifférence devant la mort de son père. L’homme fortuné continua :

— J’ai décidé que ta vie dissolue et ta luxure doivent être réprimées. J’ai été guidé en cela par ma connaissance des histoires et des légendes anciennes. Voici mon plan : ta folie est due à ma générosité envers toi. Tu ignores tout hormis la condition des riches. Je me propose donc de t’envoyer chez un ami, une relation d’affaires. Il t’acceptera dans sa maisonnée en tant que serviteur, un débutant qui, ne sachant rien de ce métier, se trouve donc à l’échelon le plus bas. De jour, tu travailleras en fonction des ordres de cet homme ou de son intendant, ce qui pourra aller de balayer les écuries à vider les pots de chambre. De nuit, tu te nourriras au bol commun et tu dormiras sur le sol des cuisines. Lorsque l’aube se lèvera, tu iras reprendre ton travail. Au bout de neuf mois, si tu l’as servi avec diligence, mon ami te paiera les gages que tu auras mérités et te renverra ici. Mais si tu n’as su le satisfaire, selon mes ordres tu seras sévèrement battu. Tu devras alors le servir neuf mois encore sans espoir du moindre gage et tu ne pourras plus dormir que sur le sol nu et n’auras à manger que ce que tu pourras mendier ou voler aux bêtes de la propriété.

Ayant prononcé sa sentence, l’homme fortuné croisa les mains sur son estomac. Il s’attendait que son fils élevé mollement, et qu’il ne connaissait pas très bien, se jette à ses pieds en implorant sa pitié.

Mais Djyresh, que la rage empêchait presque de parler, finit par déclarer :

— Messire, si ton désir est de me chasser ainsi, je n’aurai que ceci à demander : Quand dois-je partir ?

L’homme fortuné fut quelque peu estomaqué. Il faut dire à ce stade qu’il s’attendait à toutes les réponses sauf celle qu’il venait de recevoir. Il n’avait fait aucun plan pour chasser son fils et, pris lui aussi de fureur, il annonça :

— Tu disposes de trois jours de grâce.

— Je ne t’imposerai pas mon fardeau aussi longtemps. Je partirai dès demain, s’écria Djyresh. Où se trouve la résidence de ce type ?

— Tu recevras toutes instructions à l’aube. Avec un âne sur lequel tu pourras voyager.

— J’irai à pied, déclara le fils.

— La route est longue.

— Je partirai donc cette nuit.

Ce fut donc dans une certaine hâte que l’homme fortuné s’assit auprès de son scribe pour rédiger une lettre adressée à une relation d’affaires appropriée qui vivait six jours à l’est.

 

L’étoile du soir était en train de prendre congé du firmament lorsque Djyresh quitta la maison de son père. Le portier, qui l’imagina en partance pour quelque goguette, le salua d’un air dubitatif en voyant que le jeune homme n’avait avec lui ni cheval ni serviteur. Djyresh se dirigea à grands pas vers l’est, en direction de la lune qui montait. (Elle le considéra froidement, car elle était cette nuit-là parfaitement ronde et aussi remplie d’orgueil que lui.)

Or Djyresh, s’il avait vécu dans le luxe, était habitué à l’exercice... n’oublions pas les courses de chars et les chasses qui duraient des mois. En fait, un voyage de six jours à pied ne l’effrayait pas. D’ailleurs, sa rage lui servait de compagne de route. Il y avait autre chose pour l’encourager tandis qu’il marchait dans la campagne nocturne. Sous la lune, lui parvenaient, lointaines, des notes de musique étouffées.

La région, le long de la route, était généralement cultivée, avec des champs, des vergers et des terrasses de vignobles. A l’horizon, les collines dorées par la lune s’étendaient paisiblement en dormant. Bien qu’il fût fréquemment passé par là, il avait toujours prêté beaucoup moins attention au paysage. Il sentait aujourd’hui le parfum des fruits et entendait les rossignols. Lorsque la lune sombra, lui aussi s’allongea sous un figuier sauvage pour sommeiller. L’aube le réveilla comme un baiser. Il se leva, se baigna dans un petit étang et cueillit une figue... car il avait été tellement irrité qu’il n’avait emporté aucune provision de bouche.

Il voyagea tout le matin, ne s’arrêtant qu’au moment de la canicule auprès d’un puits. Là, d’autres étaient également assis et, prenant Djyresh pour un errant comme eux, lui parlèrent de leur commerce, des habitudes des chiens et des chameaux et des lubies des filles de tavernes. Djyresh feignit d’appartenir à leur société, apprécia ces discussions vaines et raconta des histoires à peine moins véridiques que les leurs. Dans l’après-midi, il continua de marcher et, au coucher du soleil, une caravane le dépassa sur la route ; d’un chariot oscillant enveloppé de soieries, une femme voilée lui envoya son serviteur.

— Ma maîtresse désire savoir ce que tu vends.

— Réponds-lui : rien.

Le serviteur retourna vers sa maîtresse mais ne tarda point à revenir vers Djyresh.

— Accepte donc cette bague en argent, a dit ma maîtresse.

Djyresh éclata de rire. Que son cœur fut bizarrement léger lorsqu’il répondit :

— Dis à ton aimable maîtresse que je suis forcé de n’accepter ni cadeau ni gage d’aucune sorte. J’ai été rejeté vers l’est comme une chaussure dont on se débarrasse et je suis en voyage d’expiation.

Le domestique se renfrogna, car il connaissait l’humeur de sa maîtresse lorsqu’elle était contrariée, mais il lui fallut bien retourner au chariot porteur des paroles de Djyresh. Les rideaux du véhicule se refermèrent immédiatement et la caravane ne tarda pas à disparaître.

Ce soir-là, après que le soleil se fut couché, Djyresh entra dans une auberge et vendit la boucle en or de sa ceinture en échange d’un bon dîner. Il l’avait reçue d’une femme six mois auparavant ; ce n’était pas l’argent de son père qui le lui avait achetée. Plus tard, Djyresh quitta l’auberge et alla dormir à la belle étoile, sur le sol nu et dans le parfum des arbres.

Quatre jours encore le fils banni marcha le long de la route en direction de l’est. Il vit des spectacles nouveaux et des spectacles connus, mais même ces derniers lui paraissaient frais et différents. Le troisième soir, en baissant les yeux d’un ciel teint en rouge par le coucher du soleil, il contempla les lampes d’une cité où il était fréquemment allé jouer aux dés et faire l’amour ; mais, aujourd’hui qu’il savait qu’il ne s’y rendait pas, elle avait un aspect différent. Elle était mystérieuse et sacrée, ténèbres pures s’élevant de son cœur et, semblait-il, des réjouissances et des festins à chaque fenêtre rubis.

Djyresh dîna de fruits sauvages et partagea le pain des errants au bord de la route. Il but aux fontaines qui jaillissaient de terre pour tous les hommes, ou bien il reçut du lait dans les fermes, ou une tasse de vin lorsqu’il rencontra, un soir, le cortège d’un jeune homme qui enterrait sa vie de garçon.

Le cinquième jour, Djyresh quitta les routes et grimpa vers des plateaux rocheux où poussaient des bois. Il monta tout le jour parmi les guirlandes qui pendaient aux arbres, les oiseaux aux couleurs brillantes furent surpris par son approche et une biche le fixa même dans les fourrés. Tandis que le soleil commençait à décliner, l’air se fit doré et les étoiles argentées sortirent ; en traversant les bois, Djyresh aperçut une piste devant lui qui descendait vers une vallée. Là, sur une éminence, se dressait un grand palais de pierre parmi de vieux arbres sombres. Son cœur sombra. C’était la fin de son voyage, car ce ne pouvait être que le manoir de l’ami de son père, le vieux copain sévère et collet monté correspondant à la disposition de l’homme fortuné.

« Voilà, j’aurai un peu goûté à la liberté, songea Djyresh. Maintenant commence mon labeur d’esclave. » Et il se dirigea vers la colonne de pierre.

Par la taille et la grandeur architecturale, ce palais écrasait la maison du père de Djyresh et même les demeures de seigneurs qu’avait vues Djyresh. Il en montait des tours effilées et les toits s’y empilaient. Au-dessus d’un long escalier, d’énormes colonnes soutenaient le portique. A environ un demi-mille du palais, la piste devenait une route pavée et, de part et d’autre, se dressaient de hauts piliers de marbre surmontés de bêtes et d’oiseaux de marbre, des lions et des ibis, des grues et des singes, qui miroitaient spectralement dans la lumière mourante. Au-delà se déployaient des jardins à la sombre magnificence, aux plumets d’arbres pesants, et, çà et là, aux peignes de chutes d’eau. Celles-ci captaient le dernier or du soleil mais la lumière paradait aussi sur les pelouses où marchaient des paons dorés qui arboraient leurs éventails d’or poudreux. Pourtant, dans le palais lui-même, aucune lampe n’était allumée.

Comme Djyresh s’avançait sur la route pavée entre les piliers, ses sentiments avaient déjà subi quelques changements. Quelque chose dans ce lieu, les jardins et leur parfum, les paons dorés, le silence même, l’avait quelque peu envoûté. Cet endroit ne ressemblait en rien qu’il pût associer à son père. C’est alors qu’un personnage apparut sur la route devant Djyresh. Il était aussi droit que les piliers, mais pas aussi grand ni mince et tout vêtu de noir. Il lui rappela un oiseau gigantesque debout sur une patte, portant dans l’autre une crosse fine. Il parla.

— Tu dois m’annoncer qui tu es et ce que tu désires.

Djyresh le fit d’une voix hautaine, sans omettre le moindre détail de la raison de sa venue. (Car il présumait qu’il devait être humilié, ce qu’il refusait.)

Le personnage l’écouta attentivement. Puis il émit un son curieux qui aurait pu être un ululement de joie. Djyresh feignit d’ignorer cette effronterie. Il comprenait très bien que, rabaissé au niveau le plus bas de la domesticité, que le reste de son histoire fût ou non connu, il serait soumis à toutes les injures possibles. Paraître prêter attention à ces tourments ne ferait que les accroître. Le personnage reprit la parole.

— Si tu as l’intention de servir avec obéissance, tu peux avancer. Dans la maison, tu trouveras quelqu’un que tu pourras servir.

C’est ainsi que Djyresh repartit sur la route pavée, une fois que le personnage se fut écarté, et, ce faisant, il entendit la crosse frapper le sol derrière lui à trois reprises.

Soudain, toutes les lumières du palais s’éclairèrent et une telle illumination jaillit des pierres qu’on eût dit une échappée de soleil. A toutes les portes et sur tous les toits brûlaient des fanaux, ainsi qu’à trois cents fenêtres.

Djyresh resta éberlué. Au même moment, un froissement d’ailes au-dessus de sa tête lui fit regarder en direction du ciel. Un énorme oiseau qui ressemblait à un héron passait au-dessus du jardin et pénétra dans l’une des fenêtres éblouissantes du palais.

Le jeune homme continua sa route, aborda les marches et entra sous le portique. L’entrée de la maison était grande ouverte et donnait sur deux grandes salles. Elles étaient somptueusement décorées et Djyresh fut assailli par le doute et l’ébahissement. Derrière deux portes enrobées d’or et incrustées de mosaïque précieuse, se trouvait une troisième salle dont le sol était pareil à du charbon poli.

Au centre de la salle, jouait une fontaine dans un bassin d’émeraude transparente et les colonnes de la salle étaient vêtues de vignes vierges, parmi les fleurs desquelles s’affairaient des oiseaux. Au bout de la salle, un divan reposait sur une estrade et sur ce divan était allongée une créature qui se redressa paresseusement pour regarder Djyresh.

Djyresh fut pétrifié. Un instant, il ne sut s’il devait faire volte-face pour s’enfuir ou s’il devait tirer la dague qu’il avait à la ceinture, puisque sur le divan se trouvait un membre de la nation féline, une panthère noire aux yeux de flamme.

Au bout d’un instant, la Panthère écarta les mâchoires.

— Approche, dit-elle distinctement à Djyresh. Je ne suis plus tout jeune et je ne te vois pas très bien à cette distance.

Éberlué, Djyresh s’exécuta, mais il s’arrêta à quelques pas du divan.

— Ne crains rien, dit la Panthère. J’ai dîné. J’estime d’ailleurs que tu es mon invité et il serait malpoli de te sauter dessus pour te réduire en lambeaux.

Djyresh éclata alors de rire. La Panthère le considéra avec un air de désapprobation évident.

— Pardonne-moi, messire, dit Djyresh. Mais de toute ma vie je n’ai jamais rencontré de bête dotée du langage humain.

— Je dois te reprendre. Il est possible que tu aies rencontré de telles bêtes à plus d’une reprise, mais elles n’ont apparemment pas daigné t’accorder la faveur de leur conversation.

— Messire, je ne contredirai point ta sagesse. Mon rire n’était dû qu’à la stupéfaction. Ton maître est-il magicien pour t’avoir appris à parler ?

— Un maître ? C’est moi qui suis le maître de céans.

Djyresh fut encore tenté de rire et il eut de la peine à s’en empêcher.

— Je t’en prie, murmura-t-il, pourrais-tu me dire si c’est bien toi qui es l’ami et la relation d’affaires de mon père ? Car si tel est le cas, le vieillard est bien plus sage que je ne le soupçonnais.

— Je te dirai ceci uniquement, dit la Panthère. J’ai été informé du désir de ton père de faire de toi le plus bas de tous les serviteurs afin que cela te serve de leçon. Je dois avouer que je suis assez gêné. Dans cette maison, tout est exécuté par magie et ceux qui habitent ici passent leur vie à autre chose qu’au service. Pour l’instant, tu n’aurais rien à faire. Mais je vais réfléchir à la question. Demain, tu pourras avoir une nouvelle audience auprès de moi et nous discuterons encore de ce problème. En attendant, tu es libre d’aller à ta guise dans le palais. Tu n’as qu’à demander et tout te sera accordé. Sauf dans le domaine des femmes, car il n’est pas de femmes humaines en ces lieux. Tu devras traiter avec respect les êtres de sexe féminin que tu rencontreras, mes femmes y compris.

— Mon seigneur est trop aimable. Je suivrai ces commandements. Puis-je te demander, en dehors de tes femmes, quelles sont les autres créatures de sexe féminin que je puis rencontrer afin de m’adresser à elles de manière appropriée ?

— En dehors des Panthères, il y a quelques Tigresses, des Hyènes et des Renardes, une Pythonisse et un harem de Boas. Il existe aussi un ordre religieux de Louves qui sont vouées à l’adoration de la lune et d’innombrables dames ailées que tu as déjà dû rencontrer. Salue-les ou non, à ton gré. En dehors de la politesse normale, rien n’est attendu de toi en particulier. Tu ignores tout de nos us et coutumes.

Ceci dit, le seigneur Panthère se rallongea et ferma les yeux en signe de congédiement.

Les portes s’ouvrirent largement sur un couloir richement décoré et Djyresh, comme un homme dans un rêve, quitta la salle.

Franchissant les portes qui s’ouvraient devant lui, Djyresh atteignit un appartement dont l’opulence modérée dépassait tout ce qu’il avait jamais pu voir ou écouter. Là, dans un bain de turquoise, Djyresh fut lavé et oint avec gentillesse et précision par des serviteurs invisibles. Après quoi, les djinns de la maison lui servirent un festin dans une vaisselle d’or. Cette nuit-là, il s’allongea dans un lit d’une douceur céleste. Au-dessus de lui se trouvait un baldaquin où brillaient des représentations des étoiles et sur lequel passait un simulacre de lune. Lorsqu’il se réveilla, une image du soleil se leva sur le tissu et à la fenêtre. Djyresh quitta son lit, fut servi comme auparavant, nourri de friandises et vêtu comme un prince ; puis, revenant en franchissant une succession de portes qui s’ouvraient devant lui, il se retrouva en présence de la Panthère.

En l’occasion, ce seigneur n’était point seul. Sa cour l’entourait.

Ses femmes Panthères étaient assises ou allongées sur des divans, portant boucles d’oreilles et colliers gemmés ; ses conseillers se tenaient tout près, et c’étaient des Tigres, des Singes et un vieux Taureau à la sagesse immense, à qui tous déféraient. Dans toute la salle, de tous côtés, se trouvaient des animaux de toutes sortes et l’assortiment en question n’était pas du genre que l’on trouve en commun. Les Lions conversaient avec les Agneaux, les Gazelles se promenaient en compagnie des Loups, tandis que dans un recoin un Renard jouait aux échecs avec une Oie.

Le Héron géant, qui se tenait en bas de l’estrade, tapa trois fois sur le sol avec sa crosse.

Djyresh approcha et s’inclina solennellement, fixé par une multitude de beaux yeux de bêtes.

— Jeune homme, dit la Panthère à Djyresh, nous avons discuté de ton arrivée et du désir de ton père. J’ai à cœur de toujours apporter assistance là où je le puis. J’ai consulté notre sage Taureau ici présent et j’ai décidé de t’envoyer aux bons soins des Porcs qui vivent dans les jardins.

— Ce qui veut dire, mon seigneur, que tu veux que je m’occupe d’un troupeau de cochons ?

La Panthère replia ses pattes.

— Pas du tout. Les Porcs réussiront mieux que moi à t’expliquer les choses, car ce sont de grands philosophes. Tu peux partir sur-le-champ. Mon majordome, le Héron, te conduira chez eux.

L’audience était manifestement terminée. Les bêtes se détournèrent de Djyresh et reprirent leur bavardage raffiné.

Djyresh suivit le Héron (qui sautillait solennellement sur une patte, portant dans l’autre la crosse de sa charge) et ne tarda pas à sortir du palais. Ils descendirent à travers les jardins en direction du sud et entrèrent bientôt dans une région sauvage. Des coteaux en surplomb tombaient sur des ravins moussus. Des arbres antiques liés par des lianes bloquaient les routes et sur leurs troncs d’ébène on distinguait les marques d’énormes défenses. Djyresh qui, depuis le début, avançait dans une sorte de rêve plein de rire et d’étonnement, commença alors à éprouver une certaine appréhension.

— Messire Héron, marque un temps d’arrêt, lui dit-il. Ces porcs de ton maître semblent être de grande taille.

— Oui, mais il est inutile d’avoir peur. Nous sommes pacifiques et ne faisons de mal à personne. Même les viandes et les fruits de ton souper d’hier soir, et ce dont tu t’es restauré ce matin, quoique hautement nutritifs, n’étaient qu’objets illusoires. Notre magie est puissante. Nous n’avons nul besoin de violence. Mon seigneur fit hier soir une plaisanterie ironique en prétendant pouvoir faire de toi son dîner. Aucun cheveu de ta tête n’est en danger.

Djyresh ne fut pas totalement rassuré. Il allait poser une nouvelle question au Héron lorsque se produisirent dans le sous-bois des craquements terribles. Trois Sangliers blancs comme neige surgirent brutalement, les yeux semblables à de l’or en partie fondu. Djyresh crut sa dernière heure venue et tomba à genoux.

— Prie-t-il ? demanda le troisième Sanglier. Nous ne le dérangerons pas avant qu’il ait fini.

— Messire, répondit Djyresh, je n’ai qu’un poignard avec quoi me défendre. Mais vous êtes plus nombreux que moi et je ne résisterai point. Si vous avez l’intention de me tuer, je vous demande de le faire rapidement. Mon courage n’est pas sans limites et je ne désire pas manifester ma peur.

Le Héron lâcha l’un de ses cris. Le Sanglier qui avait déjà parlé s’approcha alors de Djyresh et le regarda dans les yeux.

— Nous ne te voulons aucun mal.

Djyresh, hors de soi, éructa :

— Mais j’ai chassé et occis vos frères... Pour ma défense, je dirai qu’ils étaient bien plus petits que vous et ne m’ont point parlé.

— C’est l’usage des humains de tuer même les créatures qui savent parler, dit le Sanglier. Relève-toi, maintenant. Les pieuses Louves nous ont apporté le message de notre seigneur la Panthère, que leur avait transmis les Pinsons. Tu dois rester à notre charge. Viens donc.

Djyresh se leva (éberlué et arborant un large sourire béat) et accompagna les trois Sangliers blancs dans l’étendue sauvage envahie par la végétation au sud des jardins.

 

Toute la matinée, Djyresh marcha avec les trois Sangliers. A midi, ils avaient pénétré dans une forêt ancienne et profonde qui se trouvait dans la propriété du seigneur Panthère et où vivaient le troupeau de Porcs, les Sangliers et leurs femmes, ainsi que leurs enfants, sur les rives d’un fleuve vert comme le raisin. Comme Djyresh approchait, il fut brutalement frappé par l’étrangeté de la scène. Tout le troupeau était d’un blanc laiteux et avait les yeux dorés ; tandis que les rayons du soleil au zénith jouaient sur eux à travers les épaisses tentures des arbres, ils se promenaient ou reposaient l’un contre l’autre, élégants, propres, brillants, tout en conversant avec des voix graves et bien modulées.

« Assurément, ceci n’est point un rêve », songea Djyresh ; et son rire, sa perplexité ainsi que sa peur l’abandonnèrent totalement. La vérité, lorsqu’elle arrive avec autant d’étrangeté, ne peut être déniée.

— Il semble que ton père ait préféré que tu dormes à même le sol et que tu vives simplement, fit remarquer le Sanglier qui avait le premier parlé à Djyresh. Toutefois, tu n’auras pas besoin de balayer la forêt, car le vent s’en charge. Et tu n’auras pas besoin de vider de pots de chambre, car ce ne sont que les races humaines ou les bêtes captives qui produisent ces saletés. Mais tu auras droit à une vie simple, tout en pouvant partager tout ce que nous avons, y compris notre part de magie. Comme toute la cour de notre seigneur Panthère, nous sommes magiciens. Nous utilisons aussi la langue humaine et certaines manières humaines.

Dès lors que Djyresh eut franchi les barrières de la raison, il put alors s’asseoir parmi les Porcs, qui invoquèrent gentiment pour lui une bonne nourriture simple et de l’eau fraîche, et leur poser des questions. Ils lui répondirent avec un calme et une amabilité exemplaires. C’est ainsi qu’il apprit les faits curieux de leur existence.

Il s’avérait, du moins l’en informèrent-ils, que les royaumes animaux, comme les royaumes humains, avaient des dieux, mais que les dieux de l’animalerie étaient par nécessité compatissants avec leurs créatures physiques. (Les dieux de la Terre Plate, rappelons-le, dédaignaient depuis longtemps les hommes. Bien que Djyresh l’ignorât, il n’en discuta point. Il était également jeune et les dieux de l’humanité n’avaient pas encore commencé à lui encombrer l’esprit.)

Pour la plus grande partie, les bêtes de la terre naissaient, existaient et mouraient de la manière naturelle à laquelle étaient accoutumés les hommes. Ces animaux ne possédaient pas chacun un esprit à part, comme chez les humains, mais ils participaient d’un unique esprit collectif, celui de la divinité elle-même. Celle-ci se divisait mille milliers de fois, comme les filaments issus de quelque énorme cœur cervical... séparés mais psychiquement attachés à la source germinative. De la sorte, les dieux animaux, qui étaient aussi nombreux que les sortes d’animaux, d’oiseaux, de poissons, de reptiles et d’insectes, connaissaient au même moment d’innombrables vies terrestres... et, simultanément, la vie éternelle de la déité.

Toutefois, de temps à autre, une déité bestiale projetait un filament psychique tellement imbu de l’esprit de la source qu’il était exceptionnel. L’animal doté de cette âme était alors différent des autres de sa race. Et, comme ces dieux bestiaux étaient, dans leur état divin, capables de compréhension humaine, ou son équivalent, ces animaux supérieurs, plus proches du dieu, tendaient à exceller dans le monde en tant que génies humains aussi bien qu’animaux. Ils parlaient et raisonnaient, ils pouvaient devenir philosophes et artisans, mages et sorciers. En même temps, toute férocité animale et barbarie humaine les quittait. Ils menaient une vie pure sinon parfois frivole et ésotérique et, pour la forme, se regroupaient à l’imitation des hommes, possédant un maître qu’ils élisaient, un système judiciaire et une société. Ils s’habillaient parfois comme des humains, observaient des coutumes humaines ou des formes frivoles de pensée et de religion... par exemple les Louves qui adoraient la lune, à l’instar d’un loup blanc. D’autres pouvaient se transformer en ermites, par exemple les sept hiboux qui habitaient la forêt et ne prononçaient pas un mot, cartographiant nuit après nuit l’avance imaginaire des étoiles qui, vu que l’époque était celle de la terre plate, ne bougeaient naturellement pas.

Ces expériences, variables et excentriques, avaient aussi une certaine valeur pour les dieux animaux, bien que, après la mort, les filaments de l’esprit supérieur, comme pour l’inférieur, fussent réabsorbés par leur créateur.

Les Porcs apprirent tout ceci à Djyresh, assis parmi eux sur la rive du fleuve vert comme le raisin, et il les crut. Tandis qu’ils lui parlaient, le jeune homme perçut une fugace seconde combien l’âme des hommes était différemment éduquée et aspirait à la simplicité sauvage de celle de ces animaux. Être chat, chien, cheval, ou encore Sanglier d’un blanc laiteux éblouissant...

— L’on dit, ajouta le Sanglier qui lui avait parlé en premier lieu, que les hommes peuvent parfois prendre, un bref laps de temps, le corps des bêtes. Non pas comme le font les magiciens ou les transformistes, mais après la mort, pour atteindre à une œuvre ou une connaissance supplémentaire ; de la même manière que, de temps en temps, un homme défunt demeure fantôme, ou semble le faire. Mais aucun d’entre nous ne partage cette croyance.

 

Le fils prodigue de l’homme fortuné vécut donc quelques mois dans une forêt en compagnie de Porcs philosophes.

Cet été-là, qui fut pâle et vert parmi les arbres, prit lentement les couleurs de l’amadou et le fleuve coula brun comme le malt, les iris violets et d’un noir carbonisé conservant leur regard fixe sur les berges. Le froid arriva et la brume bourgeonna dans la forêt comme l’haleine sur un miroir. Les Porcs se retirèrent dans de grandes cavernes qui dominaient les eaux. Grâce à leur magie, ils apportèrent à Djyresh des braseros où brûlaient des bûches parfumées, et des capes de fourrure qui n’étaient pas issues d’êtres vivants. Le givre se dressait sur le sol en dagues où étaient engoncées les fleurs minces. Les Porcs se réchauffaient d’amitié ou au feu de Djyresh. Ils racontaient des histoires de princes et de demoiselles de leur propre peuple, mais, comme leur race ne contraignait ni ne corrompait, n’avait aucune ambition, considérait l’amour comme un état de fait et non du sort et ne tuaient jamais, ces contes n’avaient rien de passionnant.

« Un jour, songeait le jeune homme, je retournerai dans le monde réel. Là, j’aimerai, je haïrai, pécherai et pleurerai. Mais pour l’instant, je suis satisfait. »

Et comme la bise poussait ses fouets le long du fleuve, il s’endormait au côté de son ami le Sanglier blanc, la tête sur le flanc de l’animal, et dans un confort calme et paisible que nul être humain ne lui avait jamais donné.

Les sortilèges de la nuit
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